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Se prétendre lanceur d’alerte ne suffit pas à bénéficier d’une immunité disciplinaire
Le juge des référés du Conseil d’Etat a été amené à préciser les limites à la possibilité pour un agent de se prévaloir de la qualité de lanceur d’alerte pour échapper à une mesure disciplinaire (Conseil d’État, Juge des référés, 5 octobre 2023, n° 488404).
Dans cette espèce, un professeur d’Université – praticien hospitalier avait été suspendu de ses fonctions à raison du climat délétère régnant dans son service et dont l’administration jugeait qu’il était le principal responsable.
La suspension, la seconde intervenue à l’égard de cet agent, s’inscrivait dans un contexte particulier dans la mesure où le professeur se prévalait de la qualité de lanceur d’alerte.
L’article 6 de la loi ° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique définit le lanceur d’alerte comme « […] une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement.[…] ».
En l’espèce, le professeur avait diffusé nombre d’informations relativement à ce qu’il estimait être des dysfonctionnements du service qu’il entendait dénoncer. Il aurait, ainsi, multiplié les courriers dénonçant les lacunes de son supérieur qui, selon lui, mettaient en péril la sécurité des patients et avait, notamment, décidé de mener lui-même une étude sur la mortalité dans le service qu’il avait massive diffusée hors de l’hôpital.
Il revendiquait très clairement son action comme celle d’un lanceur d’alerte.
Or, la loi n° 2016-1691 précitée exclut qu’un agent puisse être sanctionné lorsqu’il agit en tant que lanceur d’alerte.
En particulier, l’article 10-1 de la loi précitée dispose que les lanceurs d’alerte « […]ne peuvent faire l’objet, à titre de représailles, ni des mesures mentionnées aux mêmes articles, ni des mesures de représailles mentionnées aux 11° et 13° à 15° du présent II, pour avoir signalé ou divulgué des informations dans les conditions prévues aux articles 6 et 8 de la présente loi. »
L’article précise par ailleurs les formes les plus courantes de représailles qu’il liste ainsi :
« 1° Suspension, mise à pied, licenciement ou mesures équivalentes ;
2° Rétrogradation ou refus de promotion ;
3° Transfert de fonctions, changement de lieu de travail, réduction de salaire, modification des horaires de travail ;
4° Suspension de la formation ;
5° Evaluation de performance ou attestation de travail négative ;
6° Mesures disciplinaires imposées ou administrées, réprimande ou autre sanction, y compris une sanction financière ;
7° Coercition, intimidation, harcèlement ou ostracisme ;
8° Discrimination, traitement désavantageux ou injuste ;
9° Non-conversion d’un contrat de travail à durée déterminée ou d’un contrat temporaire en un contrat permanent, lorsque le travailleur pouvait légitimement espérer se voir offrir un emploi permanent ;
10° Non-renouvellement ou résiliation anticipée d’un contrat de travail à durée déterminée ou d’un contrat temporaire ;
11° Préjudice, y compris les atteintes à la réputation de la personne, en particulier sur un service de communication au public en ligne, ou pertes financières, y compris la perte d’activité et la perte de revenu ;
12° Mise sur liste noire sur la base d’un accord formel ou informel à l’échelle sectorielle ou de la branche d’activité, pouvant impliquer que la personne ne trouvera pas d’emploi à l’avenir dans le secteur ou la branche d’activité ;
13° Résiliation anticipée ou annulation d’un contrat pour des biens ou des services ;
14° Annulation d’une licence ou d’un permis ;
15° Orientation abusive vers un traitement psychiatrique ou médical.[…] »
L’article L 135-4 du code général de la fonction publique reprend ce mécanisme en disposant :
« Aucun agent public ne peut faire l’objet d’une mesure concernant le recrutement, la titularisation, la radiation des cadres, la rémunération, la formation, l’appréciation de la valeur professionnelle, la discipline, le reclassement, la promotion, l’affectation, les horaires de travail ou la mutation, ni de toute autre mesure mentionnée aux 11° et 13° à 15° du II de l’article 10-1 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, ni de menaces ou de tentatives de recourir à celles-ci pour avoir :
1° Effectué un signalement ou une divulgation publique dans les conditions prévues aux articles 6 et 8 de la même loi ;
2° Signalé ou témoigné des faits mentionnés aux articles L. 135-1 et L. 135-3 du présent code. […]»
Le Professeur déduisait donc de ces textes que, sauf à lui contester la qualité de lanceur d’alerte en dépit de ses agissements, il était impossible de le suspendre. Ce d’autant plus que les reproches justifiant la suspension et la procédure disciplinaire étaient, incontestablement, liés à cette action qui était l’une des causes de la dégradation des conditions de travail des autres agents du service.
A son sens, la mesure constituait inévitablement une mesure de représailles interdite.
Les ministres, auteurs de la suspension, estimaient, pour leur part, que la seule circonstance que l’agent se prévale de la qualité de lanceur d’alerte ne pouvait faire obstacle à la prise d’une mesure qu’ils justifiaient par l’intérêt du service. En ce sens, la décision était motivée par la substantielle dégradation des conditions de travail des autres agents résultant des actions de l’agent.
Saisi de cette délicate question, le Conseil d’Etat rappelle juge que les textes n’instituent pas une immunité au lanceur d’alerte, mais le protègent seulement contre des mesures qui pourraient être prises pour sanctionner la dénonciation réalisée.
Le Conseil d’Etat écarte, donc, l’idée que le simple fait de se prévaloir de ce statut suffise à protéger l’agent contre toute mesure disciplinaire ou préventive.
Sans contester la qualité de lanceur d’alerte de l’agent – dont la bonne foi était contestée – le Conseil d’Etat se borne à juger qu’il appartient à l’agent de démontrer que la mesure « ne serait pas motivée par l’intérêt du service invoqué par les ministres mais aurait été prise, en représailles, à la suite des signalements effectués par l’intéressé depuis 2019, et méconnaîtrait ainsi l’article L. 135-4 du code général de la fonction publique ».
C’est donc à l’agent de démontrer que sa sanction ou sa suspension est liée à l’action qu’il revendique et qu’elle vise à sanctionner une action d’information réalisée dans l’intérêt général sans que ce positionnement ne rende impossible à l’administration de prendre toute mesure que l’intérêt du service commande.